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Et tout d’abord ma Chère Élise laisse moi te dire que je
t’aime toujours, que je suis à la fois très heureux et un peu malheureux, et donne moi
vite tes grands yeux que je les baise mille fois avant de commencer à me plaindre.
C’est que j’ai beaucoup souffert depuis le mois de juillet, mois rayonnant dans ma vie,
le 1er juillet j’ai reçu ta lettre, j’étais heureux, bon, sensible ;
– je t’aimais ; – ce bonheur-là a duré dix jours, – le 10 juillet j’ai reçu une lettre,
signée : la meilleure amie de F.D. –, lettre qui était
timbrée de Bruxelles, et écrite sous ton inspiration par Mme Pauline ta sœur, très probablement ;
lettre du reste d’une convenance parfaite, et très fine comme tout ce qui échappe à une
femme d’esprit, cela embaumait la raison ; la raison s’adressait à moi pour lequel il
n’y a guère « de raisonnable que les chimères, » de réel que les fumées, à moi qui
comprend que « l’on vive pour une idée, que l’on meure pour un mot » ; toutes choses
devant lesquelles la Raison se détourne et voile son profil de glace ; – nimporte la
lettre était bien, très bien elle m’a fait beaucoup de mal, rien de plus ; – tu vois
Chère Élise que je suis d’un prosaïsme révoltant, je n’ai
pas même voulu me jeter dans les flots de la Meuse comme Berta.
Cependant je comprenais très bien au milieu de ma douleur (mais oui, : ma douleur,) que
les convenances, et une foule d’autres petits sentiments aussi mondains que respectables
exigeaient cette lettre, j’aimais, j’ai entr’autres grands ridicules celui d’aimer avec
une furia hors de mode, anti-dix neuvième
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siècle, et surtout complétement déplacée dans les salons pour lesquels on fabrique sur
les bords du Rhin des petites passions à la taille de ceux qui les emploient, des
passions blondes, ornées de myosotis, douces et fraîches comme un savon Piver ; pas
gênantes, qui se prennent entre les vêpres et le théatre et dont l’on change à volonté.
– Vieux types, vous qui avez noms Dante, Torquato, Petraque, Carvaja, arrière ! avec vos passions fortes, puissantes, vivaces
comme vos génies, arrière ! vous êtes décrépits et ridicules, faites place aux
aspirations roses et bleues du jeune Prudhomme ! – et toi mon
pauvre Raphaël Sanzio, tu l’aimais bien n’est ce pas cette
boulangère à la riche poitrine qui n’avait pas lu Mr De Montépin mais qui t’aimait de toute son âme et de tout son corps, – tu as
donné ta vie pour ces baisers chauds comme le soleil du Transtevère, tu as voulu mourir à trente ans dans les bras de ta Fornarina croyant que celui qui a bien aimé a assez vécu ; pauvre fou de l’art
et de la forme que tu me parais petit et bête, arrière aussi ! laisse passer Mr Calicot a qui la Bourse fait des loisirs et qui
va aimer Mme Trois Étoile, entre deux cigares,
en attendant l’heure de la table d’hôte, .. et, et j’ai continué à lire cette lettre
dans laquelle on me racontait que Mlle F.D. avait fait « une imprudence » laquelle imprudence lui avait été clairement
montrée par mes lettres, que que sais-je encore ; enfin, tu la connais cette lettre
Chère Élise, tu sais tout ce qu’il y avait là dedans de
triste, de cruel, de décevant pour moi, et tu la faisais écrire ! – non je ne veux
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pas, je ne dois pas le croire après ce que tu viens de m’écrire ; – on s’adressait à mon honneur pour reprendre cette pauvre lettre qui m’avait rendu si heureux, – j’ai dû répondre que cette lettre ne m’appartenait pas, que j’étais prêt à la renvoyer sur ta demande – il n’y a que moi qui ai souffert, je te pardonne et je ne te demande qu’une chose, dis-moi la vérité sur toute cette étrange affaire.
Après avoir reçu cette lettre, je suis parti, j’ai été je ne sais où, partout
o[ù] je n’étais pas forcé de penser, – j’étais accompagné de deux
peintres de mes amis, gais, rieurs, chassant bien souvent une idée noire par une
saillie, comprenant que je portais en moi une grande douleur, parlant très peu de
femmes, et regardant par discrétion le paysage lorsqu’ils s’apercevaient qu’un mot ou
qu’un souvenir m’avaient fait jaillir les larmes aux yeux.
Au bout de trois semaines, j’avais repris plus d’empire sur moimême, et je reparaissais
à Bruxelles, pas guéri, mais cachant tout cela sous un masque
plein de gaieté railleuse, – changeant seulement la conversation quand par hasard on
parlait de la Campine ou du Limbourg ;
mais au milieu de tout cela il me poussait de sourdes et rageuses colères contre cet
amour qui persistait à vivre sur un pauvre raisonnement : si elle ne m’a pas écrit de
renvoyer sa lettre, c’est que peut être elle m’aime » et à cette pensée, vois-tu Chère
bien aimée Élise je sentais mon cœur, battre, la petite
bête n’était pas morte comme disent les artistes ; – c’est dans un de ces moments que
j’ai écrit à l’Indépendance qui a inséré ma
correspondance.. quinze jours après.
Le 1er septembre Tabareau mon chien de chasse s’étant mis dans la cervelle de vouloir arrêter le breck de mon beau-père que je conduisais,
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effraya le cheval en lui sautant au poitrail, et moi Tabareau, le breck et le cheval,
nous sommes allés rouler dans ce fossé classique et traditionnel qui se trouve toujours
où l’on tombe, – nous en avons été quittes, moi, pour un pied foulé et une contusion à
la tête, Tabareau, pour une patte cassée, le breck, pour une roue hors d’état et le
cheval, pour un saignement de nez ; je suis resté dix jours à rager avec le pied sur une
chaise chez mon beau-père au chateau de
Thozée (le plus insipide des châteaux). Au bout de dix jours j’étais à peu près
guéri mais j’avais une douleur névralgique très violente dans une dent, je me fourrais
du clhoroforme sur la dent, et cela passait, – la nuit suivante la douleur me reprend,
je me lève, je cherche ma bouteille de clhoroforme, je m’en verse dans la bouche, je
sens une douleur atroce, je m’étais trompé de bouteille et je venais de me bassiner la
gorge avec une dissolution de nitrate d’argent qui m’avait servi dans le temps à faire
des essais de gravure à l’eau-forte, tout n’est pas rose dans le métier de graveur ; –
je suis resté trois semaines, rageant de nouveau, à Thozée,
souffrant assez bien, heureusement que j’avais des compagnons, : George Sand, Musset et Pierre
Dupont ; pour passer le temps, je crois que j’aurais fait un roman mais j’étais
trop triste, j’avais un pressentiment j’étais certain qu’il y avait une lettre à la
poste pour moi et ne pouvoir confier à personne le soin de me la faire parvenir ! – cela
me faisait encore bien plus souffrir que le nitrate – Je viens seulement d’être guéri,
j’ai trouvé ta lettre, je suis heureux pourquoi ? – je t’aime.
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Je t’écris en hâte et je dois finir, j’ai deux amis qui peignent dans mon atelier, il y a une heure que je t’écris, je leur ai dit que j’écrivais à mon éditeur mais cela devient violent d’écrire pendant une heure à son éditeur –
J’ai une grâce à te demander : je ne peux pas me passer de tes lettres (je t’aime) écris moi tous les mois – pourquoi ne veux-tu pas ? – Tiens faisons une convention – pour être entièrement certains que nos chères lettres ne seront pas découvertes, nous nous les renverrons avec les réponses – dis : oui Chère bien aimée, et j’emporterai au cœur plus de bonheur qu’il n’en faut pour animer un paradis, allons un petit oui – quel danger ? il n’y en avait pas auparavant du moins de mon coté : je suis libre ; il y en aura encore moins. Tiens je commence, je te renvoie tes deux lettres, – renvoie les miennes.
Tu m’as demandé si j’avais une maitresse, méchante, je te répondrai dans ma lettre prochaine.
Veux-tu que je te réexpédie cette vilaine lettre de « l’amie de FD » qui m’a fait tant de mal, tu feras en sorte de reprendre et de me renvoyer
aussi la réponse que j’y ai faite. –
Je vais aller tous les jours poste restante.
Comme je t’aime ! Chère Élise, j’ai encore une foule de
choses à te dire mais je n’ai plus le temps
Mille baisers (10,000)
Toujours à toi
Félicien
Tes deux lettres sont sous une autre enveloppe
À toi
Garde les lettres que tu m’as écrites, tu me les rendras peut être – Je t’aime