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S’il le faut je coucherai mon amour dans le cercueil de Lazare, je le couvrirai du doux
voile de l’affection fraternelle, elle ne lira sur ce tombeau de ma passion endormie que
le mot : Amitié, moi seul je sentirai battre le cœur de Lazare et dire tout bas, bien
bas : je t’aime, Je vis, tu me crois mort mais je te vois à travers mes paupières closes
; je ne te parle pas, parce que si tu entendais ma voix, tu partirais encore et je
retomberais dans ma nuit.
Quelqu’un…
Si tu savais avec quel bonheur je reviens causer avec toi Élise aimée tu m’écrirais tous les jours ; depuis que j’ai reçu ta chère lettre je
suis redevenu bon et je crois que je regagnerai du talent, car tu ne sais pas une chose :
c’est que je n’ai rien fait de bon pendant ces quatre mois marqués à l’encre noire dans le
calendrier de mes souvenirs ; maintenant je me remets à peindre, mais en même temps mes
craintes et mes terreurs d’enfant me reviennent, je sens trop la nature, c’est trop beau,
les peintres sont stupides et ridicules, se dire artiste et tâcher de rendre ce qu’on ne
peut pas rendre : l’âme et la nature ; mais idiots et infirmes que vous êtes, si vous vous
sentez réellement artistes, c’est à dire si vous aimez le beau : jetez là vos pinceaux, vos
couleurs, vos crayons, vos pierres lithographiques ; courez dans les bois, enivrez vous de
tous les parfums printaniers n’aspirez pas au ciel comme les poètes lamartiniens,
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mais aspirez à la terre comme des hommes ; aimez la sous la forme d’une bonne et belle
jeune fille qui fera briller son cœur dans ses grands yeux, comme le cristal fait briller
les vins d’Espagne, – alors la terre et la nature
vous diront leurs secrets et vous vous releverez plus forts et plus heureux comme le géant
Anthée s’est relevé : –
La Nature est une coquette,
Et tout peintre est son amant
Qui creuse et se casse la tête
Et met son cœur en tourment,
Pour pénétrer dans la couche
De l’amante au front étoilé,
Et lui boire sur la bouche
Son secret trop longtemps célé…
Tu vois, Chère Élise, je suis un peu poëte comme tout le
monde, ne le dis pas, c’est un ridicule, je fais des vers comme je râcle de la guitare ; en secret, ne le dis pas cela me perdrait ; – on dit que je ne tiens
ni à ma vie ni à rien, – et je crois que je suis le dernier jeune homme qui croit à quelque
chose ; – en tous cas, Élise, si tu savais quelle énergie il
faut pour tâcher de devenir un grand peintre tu plaindrais fort ton pauvre Fély ; comme je conçois ce fils du
Titien qui avait un grand talent et un grand amour ; son
grand talent c’était la peinture, son grand amour c’était Béatrix
Donato, celle dont Musset dit que la forme terrestre : « eut un divin contour » il fit le portrait de
Béatrix et ne voulut plus toucher un pinceau – préférant à la
gloire un baiser du modèle ; – du reste ce n’est pas pour moi que je parle c’est pour
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les autres ; à moi comme à tous ceux auxquels il est interdit d’aimer, (quel interdit ! de
quel crime mystérieux faisons nous l’expiation ?) il faut les luttes terribles qui fatiguent
le corps et tuent la tête afin de pouvoir jouir du repos, et dire sans trembler à la femme
qu’ils aiment comme Dieu : je t’aime comme ma sœur ; à ceux là les durs travaux, la vie
austère et les honneurs… on s’écarte avec respect devant ces fronts jeunes et que l’on croit
que le travail seul a ridés, les rois les décorent d’aigles rouges, de lions noirs et
d’éléphants bleus ; on s’incline et on les regarde passer avec envie ces galériens de la
gloire ; et lorsqu’ils meurent on les plaint (au lieu de se réjouir avec ces pauvres âmes
aimantes qui ont enfin quitté leurs enveloppes honorées et décorées pour aller retrouver
dans d’autres mondes les âmes sœurs qu’ils ne pouvaient aimer
ici-bas. – Parlons vite d’autre chose : j’ai cherché à te voir à Bruxelles, chère aimée, la chance a été contre moi le
temps que j’ai passé à Bruxelles a été en
grande partie pris par l’affaire Rousseau qui s’est
heureusement terminée : je suis parvenu à empêcher deux jeunes gens de cœur de se tuer pour
un mal entendu. – Il faut Chère Élise que tu me promettes une
chose c’est de lire tous les dimanches la correspondance du Journal de l’Office de Publicité (abonne-toi si tu n’es pas abonnée), nous
pourrions avoir une foule de choses à nous dire, ne te fâche pas et laisse ce petit refuge à
notre affection, – (le mot affection n’est pas dangereux ma chère Élise, du reste nous pourrons l’employer comme l’emploient les médecins qui disent
: une affection de la poitrine, une affection de la tête etc, etc moi
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ma belle Élise, je suis atteint d’une affection du cœur,)
N.B les Correspondances du Journal de l’Office sont
habituellement parmi les Annonces – c’est le journal le plus facile pour les
correspondances. – Il faut en outre Chère Élise que tu
m’accordes encore une chose, tu vois comme je suis demandeur ? – cette chose c’est de rester
telle que tu es, telle que je t’aime, tâche d’être heureuse, Fély te le demande à deux genoux, si je pouvais
casser ma vie et t’en bâtir un bonheur avec les morceaux, je le ferais ; – reste la jolie,
intelligente, et sympathique Élise que je connais ; sois forte,
confiante dans mon… amitié, la plus dévouée qui puisse exister ; ne te laisses pas surtout
aigrir par tous ces petits malheurs et ces petites déceptions qui peuvent arriver dans la
vie d’une jeune fille, sois et reste bonne – la bonté c’est la
fleur du bien, aime donc ce qui est bien et beau, – les bourgeois trouveront cela ridicule
il t’appelleront : femme à grands sentiments c’est le nom que les
natures mesquines donnent à celles qui s’elèvent ; – ces natures là ont des mots pour tout,
surtout pour excuser leurs vices, ils appellent : leur lacheté : modération, – leur
couardise : prudence, – leur prosaïsme : bon sens, – et leur bêtise : gravité ! – laisse
dire et aime moi un peu, – je veux moi être fidèle à ton amitié comme je l’eusse été à ton
amour, je n’aimerai personne, ne te fâche pas, Chère Aimée, laisse
moi cette dernière manière de rester à toi, elle est désintéressée puisque je n’espère plus
; – si tu m’écris encore (et cela t’es permis, maintenant,) ne me dis pas de t’écrire que je
ne t’aime pas, je ne le ferai pas, je ne le peux pas, il y a des bornes à toute souffrance ;
je ne te demande rien que ton amitié donne la moi pleine, entière, complète ; je reste maître de moi ou peux-je me donner à toi comme un
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moine romain se donne à sa madone ; – madonna ma dame, donnare,
donner, celle qui donne, quel joli mot et quel joli nom pour une femme. –
Sais-tu ce que j’ai fait depuis dix jours – je t’ai écrit vingt pages, je les ai déchirées,
je ne pouvais pas te les envoyer j’avais trop laissé parler mon grand bavard de cœur, – je
lui ai coupé la langue. –
J’éprouve à t’écrire cette froide lettre une gène curieuse – je ressemble à ces Grecs qui
malgré tous leurs efforts ne parviennent jamais à parler que leur langue si amoureuse et si
colorée, – je suis un Grec que l’on force à parler Flamand. Si tu savais !, mais non, allons
viens ici, ma belle et souriante sœur, chasse tous ces brouillards avec un rayon de mes
grands yeux, serre la main bien fort, plus fort, à ce pauvre Fély qui fait appel depuis dix jours à tous ses
sentiments d’homme d’honneur et qui malgré tout cela se sent encore bien faible et bien fou
–
Je te dis pas adieu – moi – raye ce mot méchant de notre dictionnaire –.
À toi
Fély
Réexpédie mes lettres à mon adresse poste restante à Namur quand tu voudras –
Nos lettres initiales sont donc changées pour les correspondances de journaux et pour les
lettres si tu écrivais tu seras toujours Mlle
F.E.R. et moi F à N pour les journaux et Félicien Rops poste restante à Namur –
À toi
Je n’embrasse pas, je n’ose pas embrasser mes grands yeux – mais je pleure en embrassant
tes mains
À toi
F
Paul et Juliette t’embrassent – Juliette à des cheveux noirs et de grands yeux
bleus, je l’adore, prie Dieu de me la conserver, – je me tuerais si je la perdais – ces
yeux là feront bien souvent rêver un père – Je t’aime – comme tu voudras. –