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Mardi
Mon Vieux Camille,
il est écrit que je n’aurai pas encore cette année le plaisir de déjeuner en votre bonne Compagnie ![2] Paul[3], mon fils arrive ce matin de Namur[4], pour « voir les Salons ». Curiosité qui sera punie !! – Présente mes compliments & mes excuses grandes à Madame Lemonnier[5]. Dis bien à Rodin[6] et à Bergerat[7] combien je les regrette. – Quant à toi mon vieil ami, j’espère que bientôt en Belgique j’aurai le plaisir de te revoir, et que des jours heureux viendront o[ù] la fatalité qui nous empêche de nous attabler ensemble, sera conjurée, & o[ù] je n’aurai plus à lutter avec mes devoirs de père ! Que veux-tu ? Je n’ai qu’une vertu : L’amour paternel mais je l’ai bien ! « L’Infâme Fély »[8] est le plus tendre des pères !!
À toi bien de vrai
Fély Rops
Et avant de partir n’oublie pas ton livre[9] ! je me fais une joie de le lire d’une traite.
Annotations
[1]
Les Lemonnier posèrent leurs bagages au 28 de la rue de la Ville-l’Évêque en mai 1889 pour la première fois. Le petit appartement servit de pied-à-terre à Lemonnier dans la capitale française, où, bien qu’il ne se fixa jamais définitivement, il passa les mois d’hiver, travaillant à sa renommée.
[2]
Le 15 juin 1890, Lemonnier avait convié Rops à venir déjeuner le surlendemain rue
de la Ville-l’Évêque en compagnie d’Auguste Rodi et d’Émile Bergerat.
[3]
Paul Rops (1858-1928), fils de Charlotte Polet de Faveaux et Félicien Rops, fit
moins parler de lui que son père. Le faire-part de son décès portait les mentions
suivantes : Docteur en droit, Docteur en sciences politiques et administratives,
vice-président de la Société archéologique de Namur, Membre de la Commission
Royale des Monuments et des Sites, Membre de la Société Royale Archéologique de
Bruxelles. La distance entre Paris et Namur se fit parfois ressentir (« Il y a
trois mois que je n’ai embrassé Paul, qui ne m’écrit pas d’ailleurs » (lettre à
Léon Dommartin, n° d’édition : 2651)), et demeura la raison pour laquelle Rops
père retournait au château de Thozée malgré sa séparation avec Charlotte Polet de
Faveaux.
[4]
Après la séparation de ses parents, Paul Rops vécut auprès de sa mère au château de Thozée, propriété de la famille Polet de Faveaux. La gentilhommière était située à une vingtaine de kilomètres au sud de Namur.
[5]
Le 22 juin 1883, Lemonnier, divorcé de Julie-Flore Brichot, se remaria avec
Valentine Collart (ca. 1856-1908), une nièce de Constantin
Meunier. Ils eurent un fils en 1885, Frédéric, qui ne vécut que quinze mois, et se
séparèrent en 1903.
[6]
Selon toute vraisemblance, Rops avait fait la rencontre d’Auguste Rodin
(1840-1917), sculpteur, peintre, aquarelliste, aquafortiste, lors de la première
exposition des XX. De concert avec Octave Mirbeau et Paul Hervieu, ils
organisèrent dès 1886 les « dîners des Bons Cosaques ». Rodin avait exercé son art
à Bruxelles de 1870 à 1877, et participé aux salons des XX et de La Libre
Esthétique dans les années 1880. Il fut bientôt élu vingtiste. Lemonnier, dans son
livre Félicien Rops, l’homme et l’artiste a raconté leur
entente et la très forte impression que l’art de Rodin fit sur Rops.
[7]
Émile Bergerat (1845-1923) fut un littérateur apprécié, qui toucha à tous les
genres ; sous la casquette de chroniqueur, il signa notamment pour Le Figaro et le Voltaire. Dans Le Figaro du 15 septembre 1888, il commenta les poursuites
dont Lemonnier avait fait l’objet après « L’Enfant du Crapaud », dans un article
intitulé « L’Extradition ». Dans les années 1880, ayant connu Rops à la rédaction
de la Vie Moderne, il l’avait introduit au sein du cercle
restreint de visiteurs de l’atelier de Rodin.
[8]
La presse l’avait affublé de ce quolibet diffamant à la suite d’une affaire à laquelle Rops avait été mêlé bien malgré lui (des lettres qu’il avait écrites à une amante, Alice Renaud, supposées prouver la légèreté morale de leur destinataire, avaient été utilisées à la décharge de l’accusé dans le procès qui suivit le meurtre de celle-ci).
[9]
Au moment de la lettre, le dernier ouvrage de Lemonnier, Le Possédé (1890), a déjà paru, puisque Paul Margueritte remercie Lemonnier de l’exemplaire qu’il lui a envoyé (lettre de Paul Margueritte à Camille Lemonnier, Paris, 19 juin 1890. – Bruxelles, Archives de la Commune d’Ixelles, Fonds du Musée Camille Lemonnier). En 1889 ont paru également Le Riddyck et Ceux de la glèbe.